L'avis d'une experte
Victoria SIMON, orthophoniste, nous parle du développement du langage typique et atypique dans le bilinguisme
La moitié de la population mondiale est bilingue ou plurilingue. Il s’agit donc d’un phénomène courant. Elever un enfant dans deux langues ou plus n’est pas simple. Il s’agit d’un projet dans lequel toute la famille doit s’impliquer. (Abdelilah-Bauer Barbara, 2015) La place du bilinguisme dans le développement du langage est de plus en plus étudiée, dans le cadre d’un développement typique ou atypique. Cependant, les préjugés et les mentalités sur le sujet ont peu évolué. (Abdelilah-Bauer Barbara, 2015) Concernant le développement typique, ces études sont importantes puisqu’elles mettent en avant les avantages du bilinguisme mais aussi les informations utiles afin que le développement du langage, dans le cadre d’un bilinguisme, se fasse de façon harmonieuse. Les études sur le développement atypiques du langage font également progresser la pose de diagnostic et la prise en soin orthophonique.
Quelques notions sur le bilinguisme
la définition la plus commune du bilinguisme est « situation d’un individu parlant couramment deux langues différentes ». (Larousse) Mais celle-ci va bien au-delà. En effet, le bilinguisme consiste également en l’appropriation de deux cultures différentes. (Lefebvre Flora, 2008) Les deux langues sont en co-construction selon un continuum. (Lefebvre Flora, 2008) Il est aussi important de prendre en compte le contexte affectif. Ces deux langues doivent être valorisées au sein de l’environnement. (Lefebvre Flora, 2008) Lorsque les deux langues sont acquises avant 3 ans on parle de bilinguisme simultané. Après, on parle de bilinguisme successif. (Lefebvre Flora, 2008) Si des tâches cognitives complexes peuvent être réalisées dans les deux langues, on parle de bilinguisme équilibré. (Lefebvre Flora, 2008)
Développement du langage chez l’enfant monolingue et bilingue
Chez les enfants bilingues et monolingues, le développement du langage est similaire. En effet, à la naissance ils ont une certaine sensibilité à toutes les langues. Puis de 6 mois à 1 an, ils se concentrent sur les langues auxquelles ils sont exposés. La compréhension de mots se situe vers 9-10 mois.
Pour la production, on observe du babillage vers 6-9 mois et les premiers mots vers 10-12 mois. On note une explosion du vocabulaire vers 18-20 mois. (Lefebvre Flora, 2008). Chez l’enfant bilingue, les premiers mots produits appartiendront aux deux langues. Par la suite, le lexique ne se développe à la même vitesse dans les deux langues. L’un va progresser plus rapidement que l’autre. Les deux lexiques. seront équivalents vers 4-5 ans. (Lefebvre Flora, 2008)
Développement typique du langage et bilinguisme
Il existe de nombreuses fausses croyances sur le bilinguisme, il est important de ne pas se laisser déstabiliser mais plutôt de chercher des sources fiables. Il est également inutile de comparer son enfant à un autre enfant monolingue ou bilingue car il n’existe pas deux situations identiques. L’exposition aux langues ne doit pas uniquement être faite par les parents mais aussi par la famille élargie et les amis. « Si on dit qu’il faut un village pour élever un enfant, c’est également le cas dans le bilinguisme ». (Aodrenn, 1bulle2langues).
De cette façon, l’enfant comprendra qu’une de ses langues caractérise une partie de sa famille, de ses amis, de sa culture. L’exposition à chacune des langues n’est pas suffisante. En effet, il est aussi nécessaire de valoriser chaque langue et de faire éprouver à l’enfant le besoin de les utiliser. Même si l’un des parents ne parle pas couramment l’une des langues, il faut montrer à l’enfant qu’elle est quand même importante pour lui, notamment en utilisant quelques mots.
Il est nécessaire d’exposer de façon régulière l’enfant à chacune des langues : passer de l’une à l’autre ou encore les mélanger ne nuit pas à son développement du langage. Cependant, il n’est pas recommandé de traduire une langue de peur que l’enfant ne la comprenne pas. En effet, l’enfant ignorera probablement la langue minoritaire et ne fera pas l’effort d’essayer de la comprendre. Dans une situation de bilinguisme, il ne faut pas supprimer la langue minoritaire. Elle est souvent synonyme d’une culture pour les parents et les langues se développent ensemble de manière interdépendante.
En résumé pour un développement harmonieux de chacune des langues, il est nécessaire d’avoir :
– Une exposition à chaque langue
– De la régularité
– Une valorisation de chaque langue
– Eprouvé le besoin de s’exprimer dans chaque
langue
– De la motivation
– Des encouragements
Les avantages du bilinguisme
Rudolf Steiner dit « chaque langue dit le monde à sa façon ». Ainsi l’ouverture sur le monde est plus importante dans le cas de bilinguisme. (Abdelilah Bauer Barbara, 2015) La personne bilingue aurait une meilleure capacité de « décentration ». Elle serait plus sensible à la notion de différence, à la tolérance. (Lefebvre Flora, 2008) Être fier de son bilinguisme augmente l’estime de soi.
De plus, il serait très important dans la construction de l’identité de l’enfant. (Abdelilah-Bauer Barbara, 2015) Les personnes bilingues portent plus d’attention au fonctionnement des autres langues. (Lefebvre Flora, 2008) Elles apprendraient plus rapidement une autre langue que les monolingues. (Sarah Grey et al, 2017) Lorsque deux langues sont apprises précocement, les processus cérébraux utilisés sont très semblables. (Sarah Grey et al, 2017) Concernant les bilingues précoces (exposés aux deux langues avant 6 ans), les deux langues sont traitées quasiment au niveau des mêmes régions cérébrales.
Pour les bilingues plus tardifs ou incomplet, la seconde langue est traitée dans d’autres régions du cerveau par rapport à la première langue. (Abdelilah-Bauer Barbara, 2015)
Les dernières avancées mettent en avant deux systèmes linguistiques différents mais qui « interagissent à la base, au niveau d’un système de représentations mentales ». Plus précisément, on distingue deux productions différentes de la langue mais les pensées qui accompagnement le langage sont une base commune. Les personnes bilingues auraient de meilleures capacités métalinguistiques, c’est-à-dire à analyser et réfléchir sur une langue. Par exemple, comprendre précocement que le mot n’est qu’arbitraire et qu’il faut le mettre en lien avec sa signification. (Abdelilah-Bauer Barbara, 2015)
Une étude a montré que les enfants bilingues ont une meilleure flexibilité cognitive. En effet, passer d’une langue à l’autre améliorerait cette compétence cognitive. (Hamers J-F et M. Blanc 1984) Les enfants bilingues auraient également une pensée plus ouverte et créative. (Abdelilah-Bauer Barbara, 2015) Enfin, ils seraient davantage sensibles aux fonctions de communication, c’est-à-dire à l’intention de l’interlocuteur notamment au niveau non verbal. (Abdelilah-Bauer Barbara, 2015)
Développement atypique du langage et bilinguisme
Dans le cadre de troubles du langage, les deux langues seront affectées. On observera alors des difficultés avec la prononciation des sons dans chacune des langues, et/ou des difficultés à acquérir un lexique organisé et riche dans les deux langues, et/ou des difficultés à construire des phrases, également dans les deux langues.
D’après les études actuelles, le bilinguisme ne semble pas aggraver les difficultés d’un enfant ayant un trouble spécifique des apprentissages. De plus aucune étude n’a mis en évidence que le bilinguisme est à l’origine de la pathologie. (Lefebvre Flora, 2008)
Le bilinguisme n’est pas non plus responsable du bégaiement. Il peut être un facteur favorisant comme source de stress, seulement si l’enfant a une prédisposition au bégaiement. Si le bégaiement est traité dans une langue, alors il se réduira également dans l’autre langue. (Abdelilah-Bauer Barbara, 2015)
Dans un cas de trouble du langage, de trouble des apprentissages ou encore de bégaiement il ne faut pas supprimer l’une des langues. En effet, cela ne résoudra pas le problème à l’origine. Il faut ainsi réfléchir et trouver ce qui convient le mieux à l’enfant en fonction de son contexte familial, environnemental, affectif pour qu’il puisse, malgré ses difficultés, profiter de toute la richesse du bilinguisme. (Lefebvre Flora, 2008)
Cependant, il est recommandé « d’aborder les langues avec plus de souplesse ». En effet, laisser l’enfant choisir dans quelle langue il veut s’exprimer pourra être bénéfique. (Abdelilah-Bauer Barbara, 2015) On pourra aussi proposer un bilinguisme uniquement à l’oral, ou à l’écrit ou un bilinguisme passif (on cherche seulement à ce que l’enfant comprenne la seconde langue) ou actif (compréhension et expression dans la seconde langue). (Lefebvre Flora, 2008)
L’intervention orthophonique dans le cadre de troubles du langage oral et/ou écrit serait plus avantageuse en ciblant les deux langues. Cependant, il est difficile de trouver un orthophoniste pouvant intervenir sur les deux langues. Cibler la langue la plus forte de l’enfant bilingue en intervention est alors pertinent puisqu’un certain degré de transfert peut parfois avoir lieu entre les deux langues. Mais il est important que les parents continuent de parler l’autre langue à la maison, en tenant compte des conseils de l’orthophoniste. (Thordardottir E, 2010)
Conclusion
Le langage est indispensable pour transmettre la culture de la famille, ses valeurs, des émotions, des règles etc. Cependant, élever un enfant bilingue demande une réelle implication de l’environnement. Il s’agit d’un projet qui doit être soutenu et maintenu dans le temps. Plusieurs études ont permis de prouver que le bilinguisme n’accentue pas les difficultés des enfants avec des troubles.
D’autres études sont encore nécessaires pour comprendre plus précisément tous les enjeux du bilinguisme dans le développement typique et atypique du langage.
Bibliographie
Abdelilah-Bauer, Barbara. Le défi des enfants bilingues. La découverte., 2015.
Aodrenn, (1bulle2langues). « 12 erreurs à éviter quand on élève un enfant bilingue », s. d.
Grey S, Sanz C, Morgan-Short K, Ullman Mt. Bilingual and monolingual adults learning an additional language: ERPs reveal differences in syntactic processing. Bilingualism: Language and Cognition. 2018;21(5):970-994. doi:10.1017/S1366728917000426.
Hamers, J-F, et M Blanc. Bilinguisme et Bilingualité. Mardaga., 1984.
Lefebvre, Flora. « Guide d’information pour la prise en charge orthophonique de patients bilingues ». Mémoire d’orthophonie, 2008. https://theses.univ-nantes.fr/vufind/Record/PPN128847166.
Thordardottir E. Towards evidence-based practice in language intervention for bilingual children. J Commun Disord. 2010 Nov-Dec;43(6):523-37. doi: 10.1016/j.jcomdis.2010.06.001. Epub 2010 Jul 1. PMID: 20655541.